Par Souhir Lahiani
Le débat autour de la régulation des médias audiovisuels en Tunisie a pris une nouvelle tournure après un incident choquant diffusé hier à une télévision tunisienne privée, dans le cadre d’une émission spécialisée débat sportif.
Lors de cette émission, des chroniqueurs se sont laissés aller à des propos dégradants à l'encontre d'une femme arbitre tunisienne, en déviant sur des commentaires humiliants, inacceptables ! Ce dérapage a suscité une vive indignation sur les réseaux sociaux et relancé le débat sur la nécessité urgente d'une autorité indépendante et fonctionnelle pour réguler le secteur de l'audiovisuel.
En effet, depuis des années, les citoyens tunisiens dénoncent avec force les dérives des médias, qualifiés par beaucoup de "médias poubelles". Ils leur reprochent de ridiculiser les principes fondamentaux de la déontologie journalistique, en alimentant la haine, en encourageant le harcèlement, et en banalisant les violences. Chaque jour, des émissions télévisées viennent renforcer cette perception, offrant un contenu qui ne fait que confirmer les accusations portées contre eux.
Le programme télévisé du 21 octobre 2024, a illustré, de manière frappante, à quel point les médias tunisiens sont souvent indignes de la confiance du public.
Le contenu diffusé est souvent empreint de scandale, de sensationnalisme, et d'irresponsabilité, au point que les Tunisiens se sentent légitimes dans leurs critiques. Mais ce qui est encore plus préoccupant, c'est que les médias qui respectent leur auditoire, proposant des programmes de qualité et adoptant une démarche éthique, sont systématiquement marginalisés. Ils se retrouvent noyés dans la masse, mis sur le même plan que ceux qui alimentent le climat délétère, invisibles aux yeux d’un public en quête de véritables alternatives.
Cette situation, ne fait qu'accentuer le malaise des Tunisiens face à un paysage médiatique en crise, où les contenus nuisibles prédominent au détriment des rares voix qui s’efforcent encore de respecter la dignité du public.
Le vide institutionnel du secteur de l'audiovisuel : une porte ouverte aux abus
Depuis la Révolution de 2011, la Tunisie a connu une libéralisation relative des médias, mais elle peine à mettre en place un cadre légal et institutionnel robuste pour garantir une régulation efficace de l'audiovisuel. La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), créée dans le sillage de la transition démocratique, se trouve aujourd'hui '' paralysée '', incapable de réagir aux dérapages médiatiques ou de protéger les droits des citoyens, notamment les femmes, contre les attaques publiques.
L’incident télévisé du 21 octobre 2024, où rappelons, des chroniqueurs ont publiquement manqué de respect à une femme en direct, montre à quel point l’absence d’une régulation efficace est préoccupante. En l’absence de sanctions immédiates et appropriées, ce genre de dérive tend à se répéter, renforçant une culture médiatique de plus en plus permissive envers les abus verbaux, particulièrement à l'encontre des femmes.
Rappelons que le gouvernement, n’a pris aucune mesure pour nommer un successeur à la tête de la HAICA ou pour renforcer son cadre légal. Cette inaction a aggravé la situation dans un secteur déjà fragile, où l'absence de supervision permet aux dérapages de se multiplier sans retenue. Le décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions liées aux systèmes d’information et de communication, a paralysé les réformes proposées des décrets 115 et 116, ainsi que celle de la HAICA. Ce décret, notamment son article 24 prévoit des sanctions sévères : cinq ans d'emprisonnement et une amende de cinquante mille dinars pour toute personne utilisant des systèmes d’information dans le but de diffuser des fausses nouvelles, des rumeurs ou des documents falsifiés, visant à porter atteinte aux droits d’autrui ou à la sécurité publique. Les peines sont doublées si la victime est un agent public ou assimilé.
Même l'Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) semble désormais occuper une partie des fonctions de régulation médiatique, comme on l’a observé lors des élections présidentielles de 2024. Le Syndicat National des Journalistes a, à plusieurs reprises, appelé l'ISIE à respecter les limites de ses attributions.
Un cadre législatif inadéquat
Le cadre législatif actuel, notamment les décrets-lois 115 et 116, est largement jugé insuffisant. Bien que leur révision ait été promise depuis 2016, aucune réforme n’a été mise en place, ce qui a laissé un vide juridique préoccupant. L'absence de lois actualisées et de sanctions clairement définies permet à certains acteurs médiatiques de diffuser des contenus irresponsables sans rendre de comptes.
Rappelons que, la HAICA, censée jouer un rôle clé dans la régulation des médias audiovisuels, a traversé une crise profonde, et, est actuellement, pas fonctionnelle. Depuis le départ en retraite de son président, Nouri Lajmi, l’institution est paralysée, sans successeur nommé pour reprendre la direction. Il est à mentionner qu’à la fin de l’année 2023 une décision officielle a été prise pour suspendre les salaires de tous les membres de la HAICA, comme l’a révélé l’un de ses membres les plus actifs, Hichem Snoussi. Par un courrier électronique émanant du Secrétariat général du gouvernement, la HAICA a été informée que cette suspension toucherait tous les membres de son conseil à partir de janvier 2024.
L'importance d'une régulation indépendante du paysage audiovisuel et de mesure d’audience
La diffusion de contenus médiatiques insultants, comme ceux vus lors de l’émission du 21 octobre 2021, souligne l’urgence d’avoir une autorité de régulation réellement indépendante, dotée de moyens efficaces pour agir. Une instance de régulation fonctionnelle, doit être en mesure de contrôler les contenus, protéger les citoyens contre les abus, et surtout imposer des sanctions rapides et exemplaires en cas de dérapages.
La régulation des médias audiovisuels se fait dans plusieurs pays européens, et a comme mission d’assurer le respect des principes éthiques dans les programmes audiovisuels, de protéger les groupes vulnérables contre les discriminations et les violences médiatiques, et de promouvoir une représentation juste et égalitaire des femmes dans les médias. Elle jouerait aussi un rôle essentiel dans la protection des mineurs et la lutte contre les discours de haine.
La crise est également aggravée par l'absence d'instituts de mesure d'audience (TV, presse écrite, presse en ligne) reconnus par l'ensemble des professionnels du secteur, qu'ils soient issus des médias, de la publicité ou des annonceurs. Ce manque crée un véritable vide dans la régulation de ces données cruciales, laissant les médias sans outils fiables pour évaluer leur impact réel et leur audience. Sans un organisme indépendant et reconnu pour mesurer de manière transparente l'audience et les performances médiatiques, il devient difficile de distinguer les contenus de qualité de ceux qui dominent simplement par leur portée sensationnaliste. Cela contribue à entretenir un paysage médiatique chaotique, où les décisions éditoriales et publicitaires sont souvent prises sans repères objectifs, au détriment des professionnels soucieux de l’éthique et du public en quête d’information fiable.
L’appel à l’action
Cet incident doit servir d’alerte pour les autorités tunisiennes : il est impératif de prendre des mesures immédiates pour réformer la régulation du secteur audiovisuel et restaurer le rôle de la HAICA, voire de créer une nouvelle institution.
Les Tunisiens attendent des médias qu’ils soient le reflet de leurs aspirations démocratiques, non des plateformes d’insultes et de diffamation. Il est temps d’agir pour garantir que la liberté d'expression ne soit pas détournée pour justifier des abus qui nuisent à la dignité humaine. Une autorité indépendante et aussi un moyen de regagner la confiance du public dans les médias.
Souhir Lahiani, Docteur en SIC et maitre-assistant à l’Institut de presse et des sciences de l’information