Dans le cadre de la troisième édition du Festival national du théâtre tunisien « Les Saisons de la Création » (24 octobre – 8 novembre 2025), s’est tenue, hier dimanche 2 novembre 2025, à la Salle Le 4ème Art à Tunis, une rencontre intitulée « Agora des Saisons », sous le thème « Le théâtre tunisien aujourd’hui : acquis du présent et questions de l’avenir ».
La rencontre a été animée par le journaliste et critique Lotfi Larbi Snoussi et le metteur en scène Walid Daghsni, en présence d’un large public composé d’hommes de théâtre, de critiques, d’académiciens et de directeurs de centres et d’établissements culturels.
Le directeur général du Théâtre National Tunisien (TNT) et directeur du festival, Dr Moez Mrabet, Il a souligné que « l’Agora des Saisons » se veut un espace d’échange et de réflexion entre les professionnels du théâtre, dédié au partage d’idées et de visions. Cette rencontre vise à dresser un état des lieux du secteur -public, production, diffusion, ouverture internationale et formation- afin d’identifier ses besoins réels. L’objectif est d’en dégager des recommandations claires qui pourront servir de base à un futur plan d’action.
Le public tunisien : un regard aux multiples facettes
Le chercheur Ahmed Khouaja a ouvert le débat en analysant la relation profonde entre le théâtre et son public. Selon lui, la formation d’un public à la fois curieux et conscient passe par l’éducation, les pratiques culturelles partagées et les initiatives qui rapprochent le théâtre des publics souvent tenus à l’écart. Il a rappelé que le théâtre n’a pas seulement une fonction artistique, mais aussi un rôle social et thérapeutique. S’appuyant sur la théorie de Pierre Bourdieu distinguant goût populaire et goût élitiste, il a plaidé pour un élargissement des cadres institutionnels et des structures de production, afin de bâtir un véritable marché théâtral durable.
Prenant la parole, Lassaad Jamoussi, ancien directeur des Journées Théâtrales de Carthage, est revenu sur l’expérience des « Journées Théâtrales dans chaque délégation » (2015–2016), qu’il a présentée comme un modèle de démocratisation de l’accès au théâtre. Il a mis en avant la portée de cette initiative, qui a permis de rapprocher la pratique théâtrale des enfants et des jeunes dans les régions, tout en contribuant à la naissance d’un public local fidèle et à l’enracinement du théâtre au-delà de la capitale.
De son côté, Salah Felah, directeur du Centre des Arts Dramatiques et Scéniques de Siliana, a souligné la nécessité de renforcer les partenariats entre les centres dramatiques, les écoles et les municipalités, estimant que les établissements éducatifs peuvent constituer de véritables passerelles vers un public fidèle et durable.
De son côté, Houssem Ghribi, directeur du Centre des Arts Dramatiques et Scéniques de Mahdia, a partagé une expérience concrète menée dans sa région pour renouer avec le public, fondée sur l’ouverture des espaces culturels, la participation active de la société civile et la collaboration avec le secteur touristique dans la programmation des spectacles dans la région.
La production théâtrale : vers des modèles collaboratifs et professionnels
Habib Belhadi, directeur de la salle Le Rio, a appelé à encourager les coproductions et à créer des sociétés de production associées. Il a également proposé de doter les troupes de centres équipés, afin qu’elles puissent préparer leurs spectacles dans des conditions professionnelles. Selon lui, le développement de plateformes numériques spécialisées pourrait aussi favoriser la diffusion des œuvres notamment auprès d’un public plus large.
De son côté, Cyrine Gannoun, directrice du Théâtre El Hamra, a exposé les besoins en formation en matière de management culturel et de production. Elle a relevé d’importantes lacunes freinant la qualité et la pérennité de la création, estimant que l’absence de véritables directions de production entretient une « dépendance vis-à-vis des individus » au détriment de structures professionnelles solides.
Le producteur et metteur en scène Moez Hamza a, quant à lui, critiqué le système de subvention publique, appelant à des réformes administratives et juridiques pour garantir plus d’équité et de transparence dans le financement.
Distribution et internationalisation : des infrastructures à renforcer
Le musicologue Sofiane Feki a présenté une analyse détaillée des défis liés à la distribution théâtrale, mettant en garde contre les effets de la centralisation et le manque d’infrastructures dans les régions. Il a plaidé pour une répartition plus équitable des ressources, la création de fonds régionaux de soutien à la création, ainsi que l’établissement d’une Agence nationale dédiée à la diffusion des arts vivants. Cette structure aurait pour mission d’accompagner les troupes dans leurs tournées -en facilitant notamment les déplacements et la logistique - et de consolider la présence du théâtre tunisien sur la scène internationale.
Le metteur en scène Hassan Moadhen a abordé la dimension économique de la culture, rappelant que les institutions culturelles doivent disposer de ressources propres et d’une réelle autonomie de gestion afin d’assurer leur pérennité et leur compétitivité. Il a souligné que le lien entre culture et économie représente une condition indispensable à la pérennité du secteur.
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De son côté, la chorégraphe Syhem Belkhodja a souligné les difficultés que rencontrent les chorégraphes pour présenter leurs spectacles en Tunisie, ce qui pousse nombre d’entre eux à se produire en Europe et à adapter leurs créations aux goûts occidentaux, menaçant ainsi la spécificité culturelle locale.
Nissaf Ben Hafsia a, à son tour, indiqué que le ministère des affaires culturelles soutient les compagnies pour leurs tournées internationales, notamment en prenant en charge les billets et le transport du matériel, tout en travaillant à mieux organiser la diffusion des spectacles dans les différentes régions du pays. Elle a ajouté qu’un projet visant à augmenter la valeur d’achat des spectacles subventionnés est actuellement à l’étude.
La formation, clé du renouveau
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Les travaux de l’« Agora des Saisons » se sont achevés par un débat approfondi consacré à la formation. Mohamed Mediouni a retracé l’évolution de l’enseignement théâtral en Tunisie depuis le début du XXème siècle, insistant sur le fait que la formation ne doit pas se limiter au cadre académique. Elle doit également inclure un accompagnement professionnel continu, couvrant les métiers techniques tels que la lumière, le son, la production, la scénographie et la programmation, tout en s’appuyant sur la recherche appliquée et la coopération entre instituts et troupes.
La metteuse en scène Wafa Tabboubi a ensuite partagé son expérience avec le théâtre scolaire, soulignant la nécessité de le réhabiliter comme point de départ de la formation. Elle a insisté sur l’importance de fournir des ressources concrètes, notamment des projets pédagogiques dans les écoles et les maisons de jeunes, afin d’assurer la continuité du parcours artistique, tout en plaidant pour la création d’espaces adaptés aux ateliers pratiques.
Le directeur de l’Institut supérieur d’art dramatique (ISAD) de Tunis, Abdelhalim Messaoudi, a dressé un état des lieux de la formation en Tunisie, soulignant qu’elle n’est pas suffisamment prise au sérieux dans les politiques culturelles. Selon lui, il manque une vision nationale claire pour la formation professionnelle et artistique. Il a à cet égard, mis l’accent sur la nécessité d’en faire une priorité stratégique dans la politique culturelle et de mettre en place des mécanismes d’évaluation et d’accompagnement des projets de formation.
Les participants ont, à l’unanimité, souligné la nécessité de réhabiliter le théâtre scolaire et universitaire comme pilier de formation, de développer des programmes pratiques sur le terrain et d’instaurer des mécanismes de financement réguliers de la formation, tant au niveau régional que national.
Recommandations
L’« Agora des Saisons » s’est clôturée par la formulation de plusieurs recommandations portant notamment sur l’adoption d’une feuille de route nationale intégrant la formation, la production, la distribution et le public dans la stratégie culturelle globale, la décentralisation du financement et la création d’appels à projets régionaux réguliers, le développement de mécanismes de soutien aux participations internationales, ainsi que la réhabilitation de la formation scolaire et professionnelle à travers des programmes permanents dans les écoles, les clubs de jeunes et les instituts d’art dramatique.