A soixante ans, le moment est propice pour revisiter son parcours, revoir le film de sa vie, avec ses séquences en noir et blanc et celles en couleur. Hafedh Zouari, qui s’apprête à célébrer cet anniversaire particulier en mars prochain, s’y est exercé, en toute sincérité, sans fard ni détour. Dans un livre intitulé Soixante. Et le rêve demeure encore possible, rédigé en collaboration avec Mohamed Boughalleb et publié aux Editions Leaders, le capitaine d’industrie et le parlementaire nous surprend à plus d’un titre.
''Les fondements d’une réussite en affaires, malgré tant d’entraves et la déception face à une « machine politique'' dévorante. Yassine Brahim, Youssef Chahed, Rached Ghannouchi et bien d’autres feront les frais de portraits des plus percutants.
14 ans, il avait prématurément quitté le lycée pour s’adonner à son ardente passion, à savoir le commerce. Il partira de sa ville natale de Kalaa Kebira (Sousse) pour Annaba (Algérie), chez sa tante. Pour tout viatique, il n’avait que quelques dinars en poche et de menus articles de broderie. Hafedh Zouari est aujourd’hui à la tête d’un puissant groupe multisectoriel composé d’une quinzaine d’entreprises, employant plus de 1 000 salariés dont plus de 300 ingénieurs et hauts cadres. Il opère dans le montage et la distribution automobiles ainsi que les engins de BTP, les câbles et faisceaux, le transport et l’enseignement supérieur… Les chaînes de montage de ses unités à Sousse ont livré jusque-là pas moins de 7 500 véhicules (Pickups Mahindra, voitures Geely, etc.) et 12 bus de grand luxe (KingLong)…
Au cœur du réacteur
En plein développement de ses affaires, Hafedh Zouari, qui s’était également investi dans la vie associative, que ce soit dans le sport, l’Utica ou des œuvres de bienfaisance, sera rapidement happé par la politique, au lendemain du 14 janvier 2011. Sa droiture et sa bonne réputation lui vaudront les sollicitations de divers partis politiques pour qu’il rejoigne leurs rangs et conduise leurs listes aux élections législatives, les assurant d’un bon député. Peu enthousiaste au départ, fuyant les feux de la rampe et sachant d’avance l’ingratitude des politiciens, il finira par acquiescer. C’est ainsi qu’il sera élu, en 2014, député à l’Assemblée des représentants du peuple, dans la circonscription de Sousse, sur la liste du parti Afek Tounes. Cinq ans après et comptant mettre fin à cette parenthèse, il sera rattrapé par les siens pour rempiler, en 2019, au titre du parti Al Badil, fondé par Mehdi Jomaa. Projeté pendant sept ans (2014-2021) au cœur du réacteur politique d’une Tunisie en pleins soubresauts, Hafedh Zouari sera alors un acteur significatif et un témoin privilégié d’une période des plus tourmentées. Ses mémoires seront alors doubles : celle d’un jeune start-upeur qui deviendra un grand capitaine d’industrie et d’un novice en politique qui s’avèrera rapidement un personnage politique de cran et un parlementaire redoutable. D’où tout l’intérêt que représente ce récit en rebondissements continus.
Persévérer
La description que fait Hafedh Zouari de son enfance est fascinante : une famille de souche profonde et un père chauffeur d’autocar qui sillonne le pays, syndicaliste, compagnon de Farhat Hached (qui avait exercé à la société de transport de Sousse), patriote, affectueux et attaché à de grandes valeurs. Ce moule fondateur sera déterminant. Le récit se poursuivra avec les «premiers voyages d’affaires» entre la Tunisie, l’Algérie, puis la France, l’ouverture d’un premier magasin de pièces de rechange, l’obtention d’une première représentation de véhicules (Berliet), puis d’engins de travaux publics (Samsung), les missions d’exploration en Asie, et la signature des premiers contrats. Pièce par pièce, l’édifice se construit. A chaque séquence, Hafedh Zouari livre des secrets de réussite et rend hommage à ceux qui ont été à ses côtés pour l’encourager et le soutenir.
Tout ce chapitre de réussite n’est pas une roseraie. Tant d’épines, de coups de massue, d’usurpation de droits, de défections, de trahisons, de jalousie et d’abus en tous genres s’abattront de toutes parts, sans pour autant vaincre une détermination résolue. Hafedh Zouari l’évoquera juste pour montrer le parcours du combattant qu’est celui d’un entrepreneur et inspirer courage à ceux qui se lancent.
Le grand réconfort, l’auteur le trouvera auprès de sa famille et dans la réussite de ses quatre enfants, mais aussi dans son engagement au profit de la communauté. Président du club L’Hirondelle sportive de Kalaa Kebira, membre du conseil municipal, président de la section de l’Utica, membre de la Fondation Al Karama, initiateur de la Fondation Al-Mahabba et mécène de nombre d’associations, il ne cesse de répondre présent. Sa récente satisfaction est d’avoir rénové totalement son école primaire pour un montant de plus de 1.5 million de dinars.
La politique, si vorace
Le parcours politique et parlementaire est très animé. Hafedh Zouari nous révèle les coulisses d’un paysage et d’une classe des plus surprenants. Le fonctionnement des partis politiques et des groupes parlementaires est adossé à des portraits de figures marquantes, présentées sous leurs vrais visages. Yassine Brahim, Youssef Chahed, Habib Jomli, Hichem Mechichi et Rached Ghannouchi ne sont pas les seuls à paraître dans ce livre sous leur jour le moins favorable. D’autres aussi, moins gradés, sont mentionnés. Zouari rapporte des scènes surréalistes, des propos surprenants, des attitudes insoupçonnées. Franc et sincère, parfois incrédule, mais guère attiré par les fastes du pouvoir ou hypnotisé par les promesses des politiciens, il restitue un écosystème toxique et des pratiques inacceptables. Marchandages, magouilles, manœuvres et bassesse abondent dans les marigots politiques. Les anecdotes ne manquent pas, des énigmes sont déverrouillées. Tout un décryptage de ce qui s’est passé depuis 2014.
Tranchant, sans concession, Hafedh Zouari n’hésite pas à tout déballer, ou presque, sans animosité personnelle, ni rancune. Ce grand chapitre sera alors une traversée en profondeur d’une Tunisie à la recherche d’une nouvelle classe politique et d’une gouvernance démocratique. Il apporte un éclairage utile pour comprendre tant de rebondissements.
En livrant ses mémoires, bénéficiant de la collaboration de Mohamed Boughalleb, Hafedh Zouari a voulu se soumettre à sa propre analyse, comme en psychanalyse. Où avait-il réussi et où avait-il échoué ? Sans rien regretter, et ne reniant aucune séquence de son parcours, il confirme dans son récit une brillante réussite personnelle en tant que, simultanément, chef d’une famille soudée et heureuse, fondateur, à partir de quasiment rien, d’un grand groupe économique et citoyen engagé au profit de la communauté. Le revers de la médaille, ce sont les déboires qu’accuse la vie politique : l’envers du décor, l’hypocrisie des uns et l’ambition dévorante des autres. «J’ai tout trouvé dans la politique, sauf l’éthique», dira-t-il.
Un livre passionnant, au langage cash et épicé, riche en témoignages et révélations, bien illustré en photos, qui se lit avec réel intérêt et grand plaisir.