Culture et art

Migrations et frontières : L'ombre du système dans ''In the Belly of the Whale'' de Marwa Manai

 La migration, ce phénomène universel autant qu'intemporel, continue de dessiner des lignes de fracture dans les sociétés contemporaines. Ce que le migrant perçoit comme un rêve inaccessible, la science le réduit à une simple donnée mesurable. 

Ce que le migrant considère comme un espoir légitime, les cadres juridiques l'enferment dans des catégories : légal ou illégal. Entre ces perceptions opposées s'inscrit une réalité complexe que la pièce de théâtre "In the Belly of the Whale", mise en scène par Marwa Manai, explore avec une profondeur saisissante.
Cette création, née d'une collaboration entre le Théâtre National Tunisien et le Théâtre National Croate de Rijeka, a été présentée récemment à la Salle Le 4ème Art à Tunis à Tunis, du 24 au 26 janvier. Inspirée des récits d'auteurs contemporains tels qu'Iva Papić et Dorotea Šušak, Marwa Manai déploie une fresque humaine où se croisent destins, ambitions et dilemmes moraux.
Marwa Manai s'est inspirée d'auteurs contemporains tels qu'Iva Papić, Dorotea Šušak, Samia El Amami et Mouna Ben Haj Zekri. Ces contributions littéraires apportent une diversité de perspectives à la pièce, mêlant des récits intimes et universels sur le désir de franchir l'inconnu. L'œuvre a rassemblé une équipe de comédiens tunisiens et croates, notamment Sur scène, une équipe cosmopolite donne vie aux personnages: Sonia Zarg Ayouna, Nadia Belhaj, Thawab Aidoudi, Allam Barakat, Mario Jovev, Serena Ferraiuolo et Edi Ćelić,  L’assistance à la mise en scène était assurée par Anis Kamoun, tandis que la dramaturgie était assurée par Maja Ležaić. La scénographie et l'éclairage ont été créés par Alan Vukelić, la musique par Riadh Bedoui, les costumes par Sandra Dekanić et la conception vidéo par Souhail Ben Hamida.
 
Le titre "In the Belly of the Whale" porte des connotations religieuses et philosophiques. Il fait immédiatement penser à l'histoire du prophète Younes, qui s'est retrouvé dans les ténèbres de la baleine après avoir fui son peuple, d'une part, et fournit un cadre symbolique pour l'expérience des migrants dans la pièce, d'autre part. Ici, la baleine devient un être symbolique et un système global qui engloutit tout le monde, qu'ils soient migrants à la recherche de sécurité ou responsables subissant les lois bureaucratiques.
"In the Belly of the Whale" représente les ténèbres doubles vécues par les individus à l'intérieur des systèmes oppressifs : la première obscurité est la perte d'identité et de dignité humaine, tandis que la deuxième est l'impossibilité de fuir les chaînes de la réalité. Dans ce contexte, chaque individu, qu'il soit migrant illégal, académicien ou responsable, devient une partie d'un système qui dévore l'humanité, transformant chacun en victime et acteur à la fois.
Une plongée dans les méandres des centres de rétention
Au cœur de la narration Les personnages de l'œuvre viennent de trois horizons différents : d'abord, la chercheuse académique, qui explore les abus dans les centres de rétention, et qui constitue le fil conducteur de l’histoire, car elle rapporte les abus dans le centre de rétention B42. Son but est d'obtenir une subvention pour sa recherche. 
Ensuite, le responsable du centre de rétention et Leila, la jeune tunisienne qui interroge les migrants illégaux. Le premier cherche à résoudre la question du renvoi de tous les migrants afin de fermer le centre dans les dix jours, tandis que la seconde tente de justifier cette expulsion en prouvant la nationalité de chaque migrant. Enfin, les trois migrants – Ali, le jeune tunisien qui a traversé la Turquie en prétendant être syrien pour obtenir l'asile, Mariam, la jeune femme enceinte qui a fui avant de se faire découvrir, et Fodonosha, dont la nationalité est incertaine, entre l'Azerbaïdjan et ses pays voisins.
Malgré la diversité des textes de référence et des nationalités des acteurs, ainsi que des accents et des langues des personnages, Marwa Manai a réussi à créer une œuvre cohérente et fluide qui permet au spectateur d'observer l'obscurité du "In the Belly of the Whale" sous divers angles. Le titre évoque nécessairement l'endroit où le prophète Younes a vécu après avoir été rejeté par son peuple. Les personnages de la pièce sont chargés de péchés, comme celui de la science et de son pragmatisme, quand la chercheuse ne poursuit que l'objectif d'obtenir une subvention de recherche. Il y a aussi les péchés des responsables, qui priorisent l'application des lois au détriment des droits humains, à travers le personnage du directeur du centre de rétention, qui néglige la santé d'une migrante enceinte, ou de Leila, qui révèle les secrets des migrants de son propre pays, mêlant ainsi devoir et trahison.
Enfin, les péchés des migrants, qui sont prêts à renier leur nationalité, leur langue, leur religion et tout leur héritage culturel, prêts à accepter n'importe quel nom et toute identité afin de ne pas être renvoyés dans leur pays, posent une question qui divise : cherchent-ils un paradis ou fuient-ils une chaleur infernale 
Une scénographie immersive et symbolique
Marwa Manai utilise des paravents transparentes pour diviser l’espace sur scène, créant ainsi un environnement qui évolue selon la situation, de l'écran de présentation de la recherche académique aux différents espaces du centre de rétention, avec des portes, des murs de chambres étroites et des murs séparant les détenus des responsables du centre. À travers ces paravents, la metteuse en scène resserre les angles et accentue les pressions auxquelles les migrants et les responsables des centres de rétention font face.
À travers les techniques d'éclairage, les barrières disparaissent complètement pour laisser place à des lignes rouges entrelacées, formant des triangles de tailles différentes, reliant l'existant au nouveau monde à travers des systèmes stricts. Ces lignes rouges signalent un danger imminent et des interdictions, et rappellent les "lignes rouges" qui brûlent tous ceux qui tentent de les franchir, comme des rayons laser presque impossibles à traverser.
Dans cette pièce, aucun personnage n’est épargné par la critique. La chercheuse est accusée de privilégier sa carrière au détriment des droits humains. Le directeur du centre incarne une bureaucratie froide, insensible aux souffrances individuelles. Quant à Leïla, elle illustre les contradictions d’une migrante intégrée, prête à sacrifier ses semblables pour assurer sa propre sécurité. Mais les migrants eux-mêmes ne sont pas idéalisés : Ali ment sur son identité, Mariem fait de l’humour une arme contre un système qui la broie, et Vodonoša s’efface dans une quête de renaissance hors des cadres imposés.
Un miroir de la société contemporaine
Le titre "In the Belly of the Whale" renvoie inévitablement à l’histoire de Younes le prophète. Ici, cette histoire devient une métaphore des centres de rétention : des lieux où l’humanité est suspendue, où les identités sont mises à nu et où les rêves s’éteignent ou renaissent
La pièce met en lumière la tension entre l'humanité et l'institution, entre l'individu qui lutte pour sa survie et le système qui cherche à maintenir ses règles intactes. En s'inspirant de récits d'écrivains issus de cultures diverses, Marwa Manai tente de déconstruire le phénomène de la migration irrégulière, non seulement en tant que crise légale, mais aussi en tant que phénomène humain aux multiples dimensions.
La pièce soulève plusieurs problèmes majeurs, en particulier la souffrance des migrants irréguliers et leur lutte pour la reconnaissance de leur humanité. Elle critique vivement les contradictions entre les lois internationales des droits de l'homme et leurs applications pratiques, souvent déconnectées des réalités humaines. Elle souligne également l'impact des systèmes juridiques sur les individus, qu'ils soient migrants ou employés de ces systèmes, créant ainsi une crise d'identité et d'appartenance, où les migrants sont obligés de renier leurs racines pour avoir une chance de survivre.
Cette pièce invite le spectateur à sortir de sa zone de confort, à interroger ses propres préjugés et à reconnaître l’interdépendance des destins humains. Car, comme le souligne la scénographie, nous sommes tous liés par des fils invisibles, tissés par nos choix, nos actions et nos silences.
"In the Belly of the Whale" est plus qu’une pièce de théâtre : c’est un cri pour une humanité partagée, un appel à dépasser les frontières, qu’elles soient physiques ou mentales.